DE L’ESTIME DES CHOSES - Ry Rocklen

Par Alexandra Fau, commissaire d’exposition

Lors de sa résidence parisienne à la Fondation LAccolade en septembre dernier, l’artiste californien Ry Rocklen dévoile sa dernière sculpture General Hillview (2024) ; une reproduction de petites dimensions, en céramique d’un cart - ou « caddie » en version française - abandonné sur un parking au milieu du désert. D’emblée me reviennent en mémoire les propos échangés dans les années 2000 avec l’artiste Andrea Zittel au moment où elle s’installe à Joshua Tree, perçu à l’époque comme un nouvel dernier Eldorado, où échapper au contrôle étatique et à l’impôt. Déjà, le vieil American Dream avait éprouvé ses limites…

Depuis ses toutes première pièces (School of Art Knocks, 2016), Ry Rocklen envisage le devenir-ruine d’un monde capitaliste. Il revisite des objets usuels devenus débris (Analia’s Ladder, 2013) qu’à son tour, il transforme en sculptures. Comme le mentionne l’historien François-René Martin, « l’âge patrimonial dans lequel nous entrons est celui du reflux, les ruines s’apparentent plus à des décombres qu’à un monument ». Et c’est ainsi que d’écarts en écarts, l’art contemporain ne cesse d’incorporer toujours plus d’objets, de modèles alternatifs, de stratégies de vie qui ont longtemps été tenus éloignés du monde aseptisé et protégé des musées. Sa démarche annonce celle déployée par Christoph Büchel, artiste invité à la Fondation Prada durant la Biennale de Venise 2024. De la quincaillerie, des lustres, des bijoux, des éléments de mobilier urbain ou médical s’entassent dans le palais vénitien de la Fondation Prada, qui fut pendant de nombreuses années un Mont de Piété. Cette accumulation de biens proches de nous, désignés par un artiste garant de la valeur artistique, n’aurait-il pas à voir avec la création d’affects communs comme le laisse entendre le philosophe Frédéric Lordon dans La condition anarchique ? Ce sont ces affects qui soutiennent la valeur là où il n’y plus aucun ancrage (perte des valeurs, des croyances…).

Déjà Robert Smithson avec Passaïc Monument en 1966 ou encore Gordon Matta-Clark dans les années 70 invitaient à porter une attention particulière à ces ruines contemporaines. Tandis que d’autres en tirent un potentiel commercial inédit ; l’agence SITE et James Wines ont ainsi poussé au paroxysme cette maîtrise parfaite du sens du drame mêlé à l’Entertainment pour une interaction inédite avec le public de la chaîne américaine Best. Le caddie rempli d’une simple chaussette de Ry Rocklen pourrait avoir été laissé à l’abandon sur l’un des parkings de ces supermarchés. L’artiste tente de retranscrire dans ses moindres détails le contexte et le site - l’attention est suggérée par le titre lui-même General Hillview-  ; chaque face de la sculpture reprend la photographie exacte de l’objet pris sous tous les angles et par extension, de l’environnement alentour. L’artiste vient ici superposer des points de vue pour redonner par l’image une forme de consistance. A la manière des nombreux contributeurs de l’Intelligence artificielle, il compile et produit les différentes facettes et paramètres qui accréditent une réalité spatiale. Comme l’une de ces multiples images pauvres qui transitent sur internet, l’objet sonne creux ; dans son cœur en partie vide, vient se loger des résidus de cactus séchés. En septembre 2024 lors du séjour parisien de Ry Rocklen, nous cherchions des parallèles historiques avec sa méthodologie et son approche artistiques ; David Hockney et sa fragmentation photographique des chaises du Luxembourg (A Chair, photomontage, 1985) semblait opportune. Toutefois, l’actualité politique vient nous rappeler combien les propos de Thierry de Duve dans Cousus de fils d’or : Beuys, Warhol, Klein, Duchamp sont éclairants sur la figure de l’artiste contemporain ; c’est le « portrait de l’artiste en prolétaire, comme une traduction du bohémien comme type social qui exclut le bourgeois mais inclut le reste de l’humanité souffrant de l’industrie capitaliste. Warhol n’a jamais fait mystère de ses ambitions, il n’a pas promis d’utopie, ni d’émancipation. L’American dream est une utopie faible ». Ce rêve américain est si faible qu’il est « bon pour le musée » (de Washington) comme le titre le Financial Times le 22 août 2024. L’article rappelle combien « le rêve d’ordre social où chaque homme, chaque femme pourrait exprimer son plein potentiel et être reconnu par ses pairs, indépendamment de sa condition sociale » se résume à une seule quête d’abondance matérielle.

A scruter de plus près le caddie de Ry Rocklen, on remarque le logo des 99 cents du nom de ces enseignes à bas coûts immortalisées par le photographe allemand Andreas Gursky à Los Angeles (99 Cent, 1999). L’œuvre fait tout autant écho aux chariotsoutrageusement remplis de la ménagère middle class américaine du sculpteur Duane Hanson (Supermarket laddy, 1969). Cette œuvre reprise par l’artiste français Matthieu Laurette avec The Freebie King (2001) est si emblématique qu’elle a été achetée par un collectionneur américain puis revendue aux enchères et rachetée par l’artiste lui-même. Le français reprend les mêmes procédés de la sculpture hyperréaliste à taille réelle (cire, fibre de verre, latex, résine, cheveux naturels, prothèses oculaires sur mesure, vêtements, chaussures, peinture à l’huile, à l’exception qu’il remplit le caddie de supermarché de produits 100% remboursés. Déjà à l’œuvre, cette petitesse ou se désir de s’immiscer dans le système marchand et d’en tirer avantage au prix d’une habile stratégie de détournement.

Pour General Hillview (2024), Ry Rocklen rapetisse l’objet sans déprécier la reproduction photographique aux couleurs absorbées par la terre. De même, l’artiste porte une attention toute particulière à la technique céramique pour restituer sa « mosaïque » de motifs de papiers toilettes (Absorption Panel, White bread, 2024). Tout ce qu’il a sous la main en cette période de confinement si anxiogène (crackers, papiers absorbants, toasts…) est prétexte au moulage, à la manière de Bernard Palissy (1510-1590) dont nous avons admiré ensemble les « rustiques figulines » au Musée du Louvre. L’artiste assemble ensuite à l’aide de ciment les différentes parties de sa composition mosaïque (Absorption Panel, Blue window, 2024) orthonormée comme le sont les peintures de Piet Mondrian (1872-1944). C’est étrange mais lors de notre visite avec Ry Rocklen du département des antiquités orientales du Musée du Louvre, je me surprends à remarquer pour la toute première fois, ce qui m’était apparu comme un tout cohérent jusqu’alors ; la refabrication de cette « image d’ensemble » à partir des ruines des murs d’enceintes du palais de Darius à Suse. A croire que ma proximité avec son œuvre m’avait enfin dessillée. Dès lors, « la ruine augure aussi d’un moment de rédemption, même sous sa version contemporaine, elle attend ce qui la relèvera de sa chute, que ce soit un acte ou un regard ». (citation de Bruce Bégout dans L’obsolescence des ruines, p 326).

Dans Shelf Life (Blue Angels), 2024, l’œuvre composite existe à travers le processus du manque. Elle est définie par quelque chose qui n’est plus là, que Ry Rocklen tente de combler, non pas en rapiéçant ou agrafant les morceaux de la sculpture comme au 19 ème siècle mais en proposant d’autres parties exogènes. Aux têtes trouvées par hasard, il propose une correspondance sculpturale, moulée ou sculptée, parfois plus grossière. La « famille » ainsi reconstituée fragments par fragments sur l’étagère se nourrit d’une relation entre l’objet et l’individu perverse. Ry Rocklen ne cesse de rejouer cette histoire qui s’épuise à partir de corps – objets ou individus - perçus comme jetables dans un système économiquement rentable.